La reine Jeanne
- - Venez voir ma toute belle, le soleil n'est plus qu'une boule rouge qui
tombe au fond du golfe de Naples. Le ciel est tout embrasé au couchant
et brûle comme un bûcher ardent.
Penchée à la haute fenêtre du Castel Nuovo, dont la masse
imposante évoque la force et la puissance de ses princes, Filippa la
Catanaise est attirée par le spectacle grandiose et tourmenté,
qui s'offre à sa vue, dans un décor merveilleux, teinté
de pourpre et d'or.
La petite princesse Jeanne, étendue mollement sur la courtepointe de
soie rouge et verte, reste indifférente à l'éclatante
féerie de couleurs, qui s'étend, depuis le cap Misène
et les pentes verdoyantes du Pausilippe, jusqu'aux lointaines falaises de
Sorrente et aux blancs rochers de Capri.
Son beau visage, aux grands yeux noirs, est pâle sous les lourds cheveux
blonds, retenus par une barrette d'or. Sa bouche rouge, comme une fleur de
grenade, se plisse en une moue amère.
- Que je suis malheureuse ! gémit-elle, en élevant dans la lumière
dorée, ses bras blancs comme neige.
La suivante s'est approchée du grand lit. Elle n'a pas l'habitude d'entendre
se plaindre ainsi, sa " belle Jeanne ", sa " petite merveille
", comme elle se plaît à l'appeler ; l'enfant chérie
qu'elle a vu naître, qu'elle a bercée dans ses bras, choyée
et gardée des " larmes précoces ".
- Serais-tu souffrante ? Dans son inquiétude, la nourrice a repris
le tutoiement familier des premières années. Elle revoit l'enfant,
comblée par un aïeul puissant et riche, le bon roi Robert ; mais
privée, dès l'âge de deux ans, de l'affection d'un père
et, quelques mois plus tard, de celle de sa mère, la duchesse de Valois.
Robert d'Anjou, dit " Le Sage ", souverain de Provence, de Naples
et des Deux Siciles, après la mort de son fils unique, Charles d'Anjou,
duc de Calabre, a laissé tous ses Etats, à sa petite-fille Jeanne
et à Marie, la cadette.
En fait, l'aînée Jeanne régnerait seule et Marie, sa vassale,
ne lui succéderait que si la souveraine mourait sans héritiers
directs.
Pour garder intacte et indivisible la couronne à trois fleurons, le
roi Robert fiançait Jeanne, dès l'âge de six ans, par
raison d'Etat, à son cousin André de Hongrie, fils de Carobert,
un prince enfant, qu'elle n'a pas choisi.
- Est-ce pour cela, pense la fidèle servante, que sa princesse a, ce
soir, le cur tout marri. Soucieuse, la Catanaise caresse les longs cheveux
soyeux.
Jeanne sourit. Elle a retrouvé, auprès de sa nourrice, confiance
et espoir. Sa nature gaie, insouciante et sa jeunesse, ont raison de sa tristesse
passagère. Distraite, elle fait danser du bout de son petit pied nu,
sa mule de satin. Puis, soudain câline et capricieuse, comme une enfant
gâtée, pour qui tous les désirs sont des ordres, elle
se blottit contre la vieille femme et implore de sa voix caressante :
- Je veux, ma bonne Catanaise, que tu me chantes, ce soir, la " Berceuse
de Sicile ".
La nourrice n'aime pas entendre parler de la " chanson triste qui garde
des larmes précoces et du mauvais sort ".
Superstitieuse, elle ne veut pas se rappeler la terrible prédiction
du liseur d'étoiles, l'astrologue Ancelme de Moustiers, que le roi
Robert s'est attaché, à la cour de Naples.
Ce devin n'a-t-il pas lu dans les astres, la mort du duc de Calabre, père
de Jeanne, et l'avenir de la jeune princesse?: ... son mariage avec ALJO,
chaque lettre de ce mot magique, marquant les initiales des prénoms
de ses quatre maris : André, Louis, Jayme, Othon ; le morcellement
de son empire et sa mort tragique.
Il fallait garder le terrible secret et ne rien dire à la future souveraine
de Naples. Le roi Robert, la reine - la sombre et pieuse Sancia d'Aragon -
et elle-même, la suivante, l'humble blanchisseuse, élevée
au rang de confidente, devaient porter seuls, le poids de la terrible prédiction.