Dans Nos Ancêtres les Grassois, qui constitue la première
partie de mon ouvrage, j'ai raconté comment, près d'une belle
source, sur un rocher surplombant une vaste plaine, était né,
il y a fort longtemps de cela, un minuscule village, comment ce village avait
grandi jusqu'à devenir une ville riche, fière et orgueilleuse
qui se voulait être la capitale de la Provence Orientale.
Durant ce long récit nous avons vu comment, au fil des siècles,
notre Provence s'était formée, comment nos souverains les Comtes
de Provence l'avaient administrée et aussi comment nos @ieux avaient
travaillé avec acharnement pour bâtir notre vieille cité,
comment certains s'étaient enrichis alors que d'autres vivaient misérablement,
comment, tous ensemble, ils avaient combattu avec courage des ennemis puissants,
comment ils avaient parfois succombé devant des assaillants redoutables
qui avaient alors ravagé leur ville incendiée et mise à
sac.
Cette deuxième partie commence en cette année 1789, alors que
les Grassois viennent d'apprendre que des Parisiens en colère avaient
pris d'assaut la Bastille.
Notre bonne ville de Grasse vit alors dans son enceinte définitive
et son histoire sera désormais celle de la France. Délaissant
dès lors les événements politiques ou historiques que
le lecteur connaît parfaitement, je m'attacherai plus volontiers à
décrire minutieusement ce que fut tout au long du XIXe siècle
le mode de vie, les traditions, les coutumes, et les mentalités de
ces Grassois et de ces Grassoises dont nous sommes directement issus.
Alors que chaque soir, dans la plupart des familles, seul maintenant Monsieur
Poivre d'Arvor est écouté dans un silence religieux, avant que
sur le petit écran un spectacle de variétés ou un film
bien trop souvent terrifiant ne retienne à son tour l'attention de
tous jusqu'à une heure avancée de la nuit, les hommes et les
femmes de mon âge se souviennent d'un temps déjà lointain
où, à l'heure des repas autour de la table familiale et durant
les longues veillées, on écoutait sagement, d'une oreille distraite
et souvent agacée il est vrai, nos anciens égrener leurs souvenirs.
Une sorte de tradition orale conservait ainsi la mémoire d'un grand
père qui avait vaillamment combattu les Prussiens en 1870 ou celle
d'une arrière grand mère qui avait vu Napoléon grimper
l'étroit chemin de Roquevignon.
Dans beaucoup de famille aussi, il était coutumier de noter sur de
petits carnets les moindres événements survenus, événements
le plus souvent dérisoires, et de conserver aussi dans des tiroirs
des souvenirs, des objets, des lettres dont la lecture, aujourd'hui, est parfois
émouvante.
J'ai donc pensé que la meilleure façon de faire revivre ce passé
encore récent, de mieux cerner ce que fut la vie à Grasse tout
au long du XIX"' siècle, serait sans aucun doute de se souvenir
de ce que racontaient nos grands, le soir, à la veillée et de
feuilleter avec toi ami lecteur, quelques uns de ces vieux papiers retrouvés
dans quelque tiroir.
Sans jamais prétendre que mes vieux puissent représenter
des sortes de modèles de leur temps, je crois volontiers cependant
que beaucoup de leurs concitoyens leur ressemblaient comme des frères.
A une époque où il n'était pas habituel de trop se distinguer
des autres, où l'on partageait volontiers les opinions de ses voisins,
où l'on suivait tout simplement, sans même y penser, la tradition,
où l'on respectait les coutumes des anciens, je pense que le mode de
vie de mes raire ne devait pas différer beaucoup de celui des autres
Grassois, un mode de vie venu du fond des âges et que partagèrent
longtemps les mangefassum.
Dans ce livre, je t'invite donc, toi, mon camarade de Carnot qui apprit à
lire avec Madame Trouillet, toi qui, au Collège, découvrit tout
comme moi l'anglais avec What About, le latin avec Petit Serin et les philosophes
avec Totor, et toi aussi, ami lecteur inconnu, je t'invite donc, disais-je,
à venir très simplement vivre avec ma famille, à t'asseoir
parmi nous, avec Jean François, le peirolié de la Rue d'Imbabaud,
celui qui a vécu la Révolution, l'empire et assista au retour
des rois, à aller faire ribote à Saint Antoine avec son petit
fils Joseph, le confiseur de la Rue de la Pouost, celui à qui on disait
Maubert-Pèço et qui est mort bien jeune en 1868, sans avoir
pu connaître Emile, son gendre, cet Alsacien devenu provençal,
cet émigré au regard triste, triste d'avoir perdu sa petite
patrie en cette terrible année 187 1, et qui fut mon grand père.
On s'étonnera peut être, mis en italique dans le texte, du grand
nombre de mots et d'expressions provençales figurant dans ce livre,
ainsi que des tournures familières peut-être trop fréquentes.
Il ne faudra jamais oublier que chez nous, alors que l'on écrivait
toujours en français, en ville tout comme à la campagne, dans
les familles grassoises l'on ne parlait à cette époque qu'en
provençal, ou plus exactement même en grassois, Pour donner à
mon récit la plus grande authenticité possible, j'ai ainsi tenu
à conserver les mots, les expressions et la façon de parler
qui était celle d'une époque.
Le provençal que l'on trouvera dans ces pages est écrit tantôt
en graphie mistralienne, tantôt en graphie classique, souvent en graphie
ancienne... parfois aussi de façon seulement phonétique, ce
qui choquera certainement bien des lettrés !... Je n'ai en effet rien
voulu changer aux textes rencontrés au cours de mes lectures ni aux
expressions entendues, pour leur garder toute leur vérité.
Tout comme dans la première partie, le récit suivra un ordre
strictement chronologique, les événements se succédant
donc tout comme les Grassois les ont vécus.
Emile LITSCHGY