Contes Merveilleux de Provence
Préface de Jean-Noël Pelen
CNRS - Université de Provence
L'on sait que la littérature d'expression provençale ou de revendication
provençaliste, parmi les littératures d'inspiration régionaliste
jaillies vigoureusement au cours du XIXe siècle, fut l'une des plus
célèbres, des plus profuses et, fréquemment, une littérature
de qualité. Selon son principe même, cette littérature
s'inspira amplement de la culture populaire de tradition orale qu'elle avait
pour vocation, entre autres, de chanter, désirant en magnifier le peuple
qui la transmettait. Certaines uvres procédèrent même
d'une véritable quête ethnographique. Ainsi Mistral se déplaça-t-il
longuement pour trouver auprès des derniers mariniers les informations
de tous ordres nécessaires à l'élaboration de son Lou
pouèmo dóu Rose. L'ensemble de son uvre d'ailleurs - entre
les récits ou épopées poétiques célébrant
la grandeur du peuple tout autant que le malheur de sa disparition, le volumineux
Tresor dóu Felibrige construisant un véritable temple de la
langue autochtone et de ses multiples usages ancrés dans le quotidien,
la constitution du Museon Arlaten enfin, recueillant les témoignages
matériels de tous ordres - constitue un triptyque remarquablement significatif
de cette tension originaire entre mémoire, sauvegarde et création.
Le mouvement félibréen d'ailleurs réussit si bien dans
son projet qu'il devint le concessionnaire partiellement autoproclamé
mais néanmoins reconnu de la " tradition ". C'est un constat.
Ce désir de " maintenance " toutefois, tel qu'il se réalisa
singulièrement en cette contrée, aboutit paradoxalement à
l'opposé de son but : la culture populaire traditionnelle provençale
est presque l'une des plus mal connues de France, tout au moins concernant
les uvres littéraires traditionnelles que sont le conte et la
chanson. Nul folkloriste, ici, comme il en fut par exemple en Gascogne avec
Jean-François Bladé, dans la Grande-Lande avec Félix
Arnaudin, en Languedoc avec Achille Montel et Louis Lambert, ne passa sa vie
à collecter et restituer avec soin, pratiquement au mot à mot
et selon les critères de fidélité de l'époque
-selon cette " piété filiale " dont parle Bladé
-, les pièces de la tradition orale. Le désir de création,
de créativité, en lui-même tout à fait positif,
qui anima le Félibrige constitua un écran posé entre
les uvres et leurs sources : aucune vaste enquête de collectage
ne fut menée en Provence sur la littérature orale, qui mentionnât
scrupuleusement les différentes versions d'un même conte ou d'une
même chanson, les lieux de leur collecte, la personnalité des
conteurs ou chanteurs. Pour constituer une uvre générique,
les littérateurs, engagés par l'écriture dans une reconquête
de la dignité culturelle, ont effacé l'origine précise
des récits et des chants dont ils n'étaient que les passeurs,
tentant de les " ennoblir" - du moins était-ce la pensée
du principe - en en ouvrageant l'écriture et, parfois même, le
contenu. Il y eut certes des exceptions de qualité, des tentatives
ici ou là, parfois courageuses et qui en définitive resteront,
nous enseignant avec finesse sur certaines zones, parmi lesquelles on peut
citer pour le moins celles de Guy Mathieu et de Jean-Louis Ramel. Mais aucune,
sur le vaste territoire de la Provence, ne peut renverser ce constat initial
de notre méconnaissance profonde.
C'est dans ce contexte de pauvreté qu'il faut saluer la lourde tache
que se sont assignée conjointement l'association Cantar lou Païs
et Jean-Luc Domenge, de mettre à jour et publier une imposante collection
de Contes et chansons populaires de la Provence.
Cela eut pu être une gageure, tant l'on pouvait se dire que l'on ne
connaît pas grand-chose de ces contes et chansons. Mais l'enthousiasme,
la perspicacité, certainement l'amour - car l'on ne fait de grandes
collectes qu'avec amour - et la compétence des ouvriers laissent à
penser que le projet pourra se réaliser dans la plénitude qu'il
affiche.
Cette collection s'est ouverte par un acte essentiel, car à tout seigneur
tout honneur : la réédition, en deux volumes comme à
l'origine, des Chants populaires de la Provence de Damase Arbaud . Ce beau
recueil est en effet l'unique recueil que la Provence possède de chants
traditionnels collectés et édités avec un souci de fidélité
à la tradition orale, notant des musiques et des textes souvent aujourd'hui
disparus et alors encore en un état de conservation relativement bon.
Certes l'on pourrait, un siècle et demi après sa parution, faire
la critique de ses insuffisances par rapport aux exigences ethnographiques
contemporaines. Mais ce serait un mauvais procès, anachronique. Car,
selon les convictions intellectuelles de son époque, c'est un excellent
recueil, exigeant quant à lui-même, engagé, procédant
d'un véritable travail de terrain, fournissant des variantes des musiques
comme des textes, des indications de sources, des notations sur les usages,
des hypothèses sur les origines. Un recueil initial, un recueil-phare,
doté d'une introduction très précieuse à maints
égards.
Mais un second volet de cette collection voit le jour avec ce troisième
volume, inaugurant une série d'une dizaine d'ouvrages à paraître.
Le projet qui l'anime est certes ambitieux. Il y s'agit en quelque sorte,
et après l'ouverture légitimement laissée à Damase
Arbaud dont l'uvre vient ainsi témoigner dans l'ensemble projeté,
de " faire le point " sur ce que nous " savons " - textes
et transcriptions musicales à l'appui - des traditions contées
et chantées de la Provence. Ce projet puise ses matériaux à
trois sources. La première est celle des matériaux déjà
édités, plus ou moins anciennement, dont certains sont bien
connus, appartenant à des auteurs de renom, tandis que d'autres, qui
n'en ont pas pour autant moins d'intérêt, furent publiés
par des auteurs moins célèbres, de manière plus discrète,
confidentielle presque, et pour ne pas dire oubliée. La seconde est
celle des manuscrits inédits, dont la connaissance appartenait jusqu'ici
au curieux, au passionné, au spécialiste.
L'usage de ces deux premières sources n'est pas sans présenter
quelques risques. Car les textes qu'elles révèlent ont été
pour la plupart écrits à des fins d'abord poétiques,
distractives, ou " militantes ", et non dans un souci premier de
témoignage distancié. Les auteurs qui plus est, à une
époque de profusion quasi joyeuse des publications de type "almanachs",
n'ont pas manqué de se copier les uns les autres, selon un principe
qui n'avait alors rien de scandaleux, combattant pour une même cause
à partir de récits dont la trame, traditionnelle, ne leur appartenait
pas en propre. Mais l'analyse attentive de cette profusion d'écrits
montre son lien récurrent avec la tradition orale, à des degrés
et selon des modes divers selon les textes. Cela engage, faute de mieux pourrait-on
dire en l'absence de notations fidèles, à les prendre en considération
pour ce dont, malgré leurs artifices (mais certains en ont peu), ils
témoignent d'oralité. Les rechercher, les réunir, les
ordonner, les classer, sélectionner, traduire, éventuellement
les commenter, les publier enfin, cela avec suffisamment de savoir et d'esprit
critique, constituent ainsi une entreprise bilan tout à fait nécessaire
et désormais bienvenue qui aimerait dire: "Voilà ce que
les écrivains de cette région, au-delà du remodelage
effectué à des fins diverses, nous laissent pourtant comme témoignage
sur sa littérature orale. " Où l'on découvre alors
la beauté de celle-ci et le fin labeur de ses écrivains... C'est
ce travail très long et minutieux qu'a effectué Jean-Luc Domenge,
qu'il faut, à ce titre, vivement remercier.
Mais la troisième source présente, selon nos critères
contemporains, plus de clarté, et confère une part des qualités
qu'a Jean-Luc Domenge pour éditer avec circonspection les textes anciens.
Cette dernière source est en effet constituée de ses propres
enquêtes de " terrain ", menées auprès des gens
du pays, de vive voix et avec beaucoup de soin, de 1985 à 2000, soit
sur une quinzaine d'années. Au fil des volumes - car l'on commence
ici par l'un des domaines les plus effacés de la tradition orale: celui
des contes merveilleux -, se dévoileront l'ampleur de cette collecte
et la richesse des matériaux réunis, qui ne lasseront pas de
nous étonner sur le travail tenace de Jean-Luc Domenge, et la forte
teneur d'une tradition que l'on méconnaissait. Avec cette longue et
fructueuse collecte, les pièces sont désormais référencées
comme ayant été recueillies en telle année, en tel lieu
et auprès de telle personne. Et c'est une grande satisfaction que de
retrouver, à travers elles, une authenticité de l'oralité,
restituée avec rigueur et bien mise en contexte. On appréciera
particulièrement tout le travail introductif, qui montre un souci précieux
d'évaluer la représentativité de l'ensemble des matériaux,
à tous égards, de restituer leurs conditions anciennes de transfert
comme les circonstances récentes de leur collectage.
La "somme", ainsi, est ouverte. Ce panorama, puisant aux sources
anciennes comme aux sources vives, est à n'en pas douter une première.
En considérant tout le soin avec lequel il est assemblé, l'on
ne peut qu'espérer qu'il soit mené à terme, avec la même
exigence tout au long de son parcours, car la Provence connaîtra enfin
une premier grand témoignage direct sur son oralité, et particulièrement
les traditions narratives.
Mais laissons la place aux contes merveilleux, à propos desquels le
lecteur non-spécialiste découvrira peut-être que même
Perrault n'avait rien inventé : le " peuple " connaissait
déjà ces contes, qu'il faisait déjà depuis longue
date rouler de bouches en oreilles.