Contes du diable - Préface de Philippe Martel
CNRS, Université de Montpellier
Il était une fois un conteur qui contait des
contes provençaux...
Voilà une entrée en matière imprudente, quoique peu originale,
et qui nécessite quelques précisions. Dabord parce que
dans le présent ouvrage, il ny a pas un conteur mais plusieurs.
Et ensuite parce que spontanément, à entendre parler de contes
provençaux, le lecteur sera tenté de penser à ce genre
bien particulier lancé par feu Alphonse Daudet dans les Lettres de
mon moulin : des récits souvent empreints dune «bonhommie
méridionale» qui risque fort de virer au mièvre ou de
renvoyer à un folklore attendu -santons, pastorales et tissus colorés,
le tout au bon-soleil-de-Provence. A moins quon ne pense à Pagnol,
de lAcadémie Française, qui racontait, fort bien dailleurs,
mais autre chose, ou à Giono, dont la Provence est encore plus imaginaire
que celle de Daudet. Ce nest pas vraiment de tout cela quil est
question ici, mais de littérature orale : ce corpus de contes «traditionnels»,
qui suivent un certain nombre de modèles souvent très anciens,
parfois attestés dans des civilisations très différentes,
et qui ont parfois quasiment le statut de mythes. Des contes qui avaient,
dans la civilisation rurale qui a survécu jusquà il y
a peu de temps, des fonctions bien précises -morales, éducatives,
distrayantes, identitaires... et qui nétaient pas dits par nimporte
qui, nimporte quand, devant nimporte qui. Rien de plus sérieux,
au fond, que le conte, avant que la diffusion massive dune autre culture,
celle des élites «nationales», et la fin de la civilisation
dont on vient de parler ne le relègue au rang dhistoires naïves
réservées aux enfants, ou de butin pour ethnologue, voire de
sujet de civilisation proposé aux candidats au CAPES doccitan-Langue
doc, comme cela a été le cas ces deux dernières
années cest au demeurant, on en conviendra, une fameuse
preuve du sérieux du sujet, au fond..
Cest Jean-Luc Domenge qui a ramassé ce butin, au cours de longues
années de collectage patient et attentif dans toute la Provence, de
la mer aux confins alpins et à la lisière de la plaine du Pô,
là où sarrête la langue doc. Ces années
ont même été si longues que ceux qui connaissent Jean-Luc
Domenge éprouvaient une certaine impatience : quand donc notre homme
livrerait-il au public ses trésors ? A cela il répondait quil
attendait que la collecte soit sinon exhaustive -qui pourrait espérer
y parvenir ? du moins suffisamment ample pour permettre de sen faire
une idée qui ne soit pas trop partielle et approximative. Et voici
le moment venu. Un premier volume a paru en 2003, avec les contes merveilleux,
arrive à présent le second, consacré au Diable et à
lOgre -deux bons clients pour le conteur, comme on le verra. Et dautres
volumes suivront, quon attend de pied ferme.
Ces contes, on peut les lire de plusieurs façons, qui ne sont dailleurs
pas incompatibles. En premier lieu, il y a le plaisir, bien sûr, le
plaisir dentrer dans des histoires que lon connaît parfois,
mais sous une autre forme ; car, on la dit, les contes renvoient
à des modèles, à des schémas largement diffusés,
ceux qui ont été répertoriés par MM. Aarne et
Thompson. Et par ailleurs, les contes, comme les chansons, ça circule.
Mais le plaisir nexclut pas la réflexion, et ceux qui sintéressent
à la problématique de la littérature populaire trouveront
de quoi alimenter leur curiosité.
Le corpus ici rassemblé est large. Jean-Luc Domenge ne sest pas
contenté des récits quil avait lui-même collectés
auprès des témoins quil a rencontrés dans ses pérégrinations.
Il les a complétés, quand il le pouvait, par des attestations
écrites, procurées depuis le XIXe siècle par des écrivains
provençaux, félibres ou non. On verra ainsi défiler une
bonne partie des grands noms de la littérature provençale, de
Mistral à Gag en passant par Mathieu, Brunet, Funel
sans oublier
des non-félibres, ceux quon oublie tout le temps, justement.
Jean-Luc Domenge a ratissé large, et il faut lui savoir gré
davoir exhumé des textes qui dormaient dans des publications
dautant plus introuvables quon ignore souvent, dans le public
intéressé par les choses doc, jusquà leur
existence. Ce recours aux sources écrites se justifie tout à
fait, compte tenu de la place que tiennent les versions littéraires
de contes traditionnels dans les almanachs en langue doc qui ont fleuri
depuis plus dun siècle et demi. Jean-Noel Pelen signale à
juste titre dans la préface des Contes merveilleux comment cette prise
en main du conte par les auteurs doc avait pu au fond tenir lieu dune
collecte authentique, menée suivant les règles de lart,
celle que mettent au point, au fil du XIXe siècle, des Bladé
ou des Arnaudin pour ne citer que ces deux noms de chercheurs gascons. On
pense immédiatement -et Domenge ne les a pas oubliées- aux proses
dalmanach de Mistral, ou de la place quil réserve au conte
jusque dans ses mémoires. Bien sûr, le rapport des félibres
aux contes est ambigu. Il y a dabord le fait évident quen
les écrivant ils les transposent, voire les reformulent à leur
manière. Le recours au conte signale certes leur ambition jamais démentie
de coller au peuple, ce grand détenteur de la langue, et de lui rendre
une sorte dhommage, même si cet hommage est en même temps,
donc, une dépossession. Mais ne nous y trompons pas : la vraie littérature,
pour les félibres du temps de Mistral et leurs successeurs, cest
celle qui suit les modèles de la culture quils ont reçue
en français ou dans les langues classiques pour les plus chanceux-
au cours de leurs études, une culture qui bien sûr nest
pas populaire du tout : les chefs doeuvre du licencié en droit
Mistral, ce sont ses poèmes épiques ou lyriques. Ses proses
dalmanach, significativement publiées par son disciple Dévoluy
après sa mort, cest en quelque sorte la menue monnaie du génie,
et en même temps un des outils quil utilise dans une stratégie
de conquête dun public plus large, celui qui ne sera pas en mesure
de goûter les mérites de ses grandes oeuvres, mais pourra adhérer
à la langue par le biais des «cascareleto» et des contes
réécrits par le poète. Et cest ainsi que le conte
provençal est pour les acteurs de la renaissance doc moins un
objet détude en soi quun moyen peu coûteux de donner
à lire au peuple des textes dans lesquels il puisse reconnaître
lécho plus ou moins lointain de sa culture orale.
Du coup, la comparaison entre les versions écrites et les versions
collectées dun même conte peut être instructive pour
qui se pose la question de la transmission, et du travail littéraire
sur loralité, du passage de cette oralité à lécriture.
Bien sûr, et Jean-Luc Domenge le dit lui-même, dexpérience
amère, la transcription de loral, qui a ses règles, est
un exercice complexe, et en définitive frustrant : il y a des choses
qui ne passeront jamais le filtre de lécriture, et que seule
lécoute directe permet de saisir. Mais cette limite une fois
posée -et il nest certes pas le seul à lavoir rencontrée,
ses transcriptions, et ses commentaires liminaires permettent de voir comment
fonctionne le conteur en action, si lon peut dire, lhomme ou la
femme qui oralise, en artiste, et réactualise à chaque prestation
lhéritage qui lui a été transmis et quil
retransmet à son tour.
De ce point de vue la question de la langue est fondamentale, et il faut remercier
Jean-Luc Domenge davoir fait à cette dimension toute sa place.
Dabord, à un niveau purement documentaire, parce que le présent
recueil donne à lire des formes de la langue doc que lon
est peu habitué, dans les milieux intéressés, à
rencontrer : je pense bien sûr aux contes en alpin -des deux côtés
de la frontière politique. Mais les dialectologues ne sont pas les
seuls concernés. Le choix de la langue du conte nest pas indifférent
: certains sont dits en oc, dautres le sont en français -cétait
assez net dans le volume consacré aux contes merveilleux, ça
lest un peu moins dans le présent volume. Ce partage des langues
mérite dêtre interrogé, dans la mesure où
il renvoie peut-être à des conditions de transmission distinctes
: le conte en français na-t-il pas été introduit
à une période (relativement) récente, en un temps où
la familiarité croissante avec le français permettait laccès
direct à des sources extérieures, éventuellement à
des livres venus de lextérieur, ou à un transmetteur initial
qui a transmis en français? Comment savoir ? Mais la question peut
se poser. Et dautant plus que le rapport du conteur et de son public
aux deux langues nest pas le même, et que, partant, la forme donnée
au conte peut varier en fonction de la langue, et du registre de langue employé.
On pense ici à la différence que lon observe dans le répertoire
de la conteuse champsaurine Marie Nicolas, entre ce qui avait jadis été
collecté par Charles Joisten, en un français gourmé,
et ce qui a été enregistré bien plus tard par Marie Mariotti,
dans la langue même de la conteuse, la langue que de son propre aveu
elle-même préfère : deux langues, deux styles, deux mondes1
. Et cest ici que lon retrouve le cas particulier de ceux de nos
conteurs qui passent par lécriture, et non la parole vive, avec
le problème quils rencontrent immédiatement, celui du
modèle stylistique à employer. Jean-Luc Domenge pointe ce problème
en donnant dans son introduction lexemple dun même conte,
collecté auprès de son détenteur, puis mis par écrit
par ce détenteur lui-même. La différence saute aux yeux
: cest le même conte, en langue doc dans les deux cas, mais
néanmoins ce nest pas le même langage.
Au-delà de la question du rapport entre les langues, le présent
corpus pose aussi la question, de longue date débattue, du rapport
entre les deux cultures, celle des classes populaires et celle des classes
supérieures. On se doute que si les deux ne se confondent pas et obéissent
chacune à leur propre système de règles de fonctionnement,
elles nen sont pas moins dialectiquement liées par des relations
complexes. On a dit plus haut comment la littérature renaissantiste
pouvait semparer à ses propres fins de la littérature
orale. Mais on peut trouver dautres passerelles entre les deux mondes.
On se bornera ici à deux exemples.
Il y a dabord cet extraordinaire petit conte de Rançon, lhomme
qui tire sa force de ses cheveux, jusquà ce quune dame
mal intentionnée le désarme en le tondant. Il nous semble bien
avoir lu quelque part quelque chose dassez semblable, mais qui se passait
très loin, dans le temps comme dans lespace : au terme de quel
itinéraire, à travers quels médiateurs laventure
du brave Samson se retrouve-t-elle, totalement décontextualisée,
comme récit légendaire offert aux veillées dun
coin de la Provence rurale ?
Second exemple, signalé là encore en introduction, dans lutile
résumé des enseignements que le lecteur peut tirer de nos contes,
concernant le fonctionnement de la société traditionnelle :
on voit soudainement apparaître au milieu des fées, diables et
autres ogres, des créatures maléfiques dun genre assez
particulier : les Framassouns. Nul besoin dêtre expert en langue
doc pour y reconnaître lombre des franc-maçons, terreur
des bien-pensants au XIXème siècle. On retrouve cette ombre
sulfureuse dans des récits collectés naguère dans les
Hautes-Alpes ; on la retrouve aussi, mais inversée si lon peut
dire, dans un texte «patois» inséré en 1888 dans
le Journal de Barcelonnette à la veille dune élection
: dans ce texte de propagande républicaine, le monstrueux Framassoun
se révèle nêtre autre chose quun épouvantail
à nigauds brandi par le curé du lieu pour inciter à voter
pour les « Blancs ». Et on se souvient alors du succès,
à la même époque, de ce fabuleux canular monté
par Léo Taxil - un Marseillais, dailleurs - visant à faire
gober à la droite cléricale lidée extravagante
dune Franc-maçonnerie dissimulant bien mal rien de moins quun
culte luciférien en bonne et due forme. On voit ici comment en fait
les débats et les combats politiques de la fin du XIXème siècle
ont pu introduire dans la littérature orale des innovations, adoptées
ensuite sans état dâme par les générations
ultérieures alors même que les combats en question sétaient
pour le moins apaisés.
Il y a bien dautres pistes à suivre, nen doutons pas, et
bien dautres choses à dire ; Jean-Luc Domenge en dit lui-même
pas mal dans sa copieuse et indispensable introduction. Tel quel, le corpus
quil a rassemblé peut servir de base à la réflexion
de ceux des ethnologues qui sauront sy attaquer. Pour les non-ethnologues
il reste, répétons-le, le plaisir de la lecture. Quant à
ceux pour qui la langue doc nest pas et ne doit pas être
une langue morte, leur plaisir sera aussi de constater que malgré deux
siècles de prophéties autorisées sur la disparition imminente
du « patois », il est tout à fait possible encore aujourdhui
(à condition de se dépêcher, quand même, compte
tenu de lâge des témoins survivants, tels que les présente
Jean-Luc Domenge) de trouver des conteurs qui lemploient sans état
dâme, comme la langue qui leur permet le mieux de dire leur façon
de voir le monde, comme un héritage toujours vivant, pas un patrimoine
pour musée.
A tous, il reste maintenant à attendre la suite, cest-à-dire les autres contes que Jean-Luc Domenge tient encore en réserve, sous la garde, sans nul doute, de quelques ogres, dans on ne sait quelle caverne fabuleuse de larrière-pays. En attendant cet heureux temps, le moment est venu pour moi de dire, suivant lusage antique «e ieu men venguèrou».
Philippe MARTEL,
CNRS, Université de Montpellier